Amicale des Anciens élèves du lycée Arago de Perpignan - AAA

Une étude très complète sur le cannabis

revue "Esprit"

Sa lecture en est recommandée par Dominique SISTACH, universitaire perpignanais.

 

 

Les dynamiques de consommation de cannabis relèvent davantage de facteurs culturels que des normes législatives en vigueur.

Le cannabis est dans tous les pays occidentaux la drogue illicite la plus consommée, mais la France se distingue en Europe par des niveaux supérieurs à la moyenne, situation d’autant plus remarquable que les autres drogues illicites ne sont pas « surconsommées » : en population jeune et adulte (11-75 ans), près d’une personne sur quatre déclare en avoir déjà fait usage (soit 17 millions d’expérimentateurs) et 11 % des 15-64 ans disent en avoir consommé au cours de la dernière année (soit 4,6 millions)2. La consommation de cannabis concerne en premier lieu les jeunes, qui se distinguent par des niveaux de consommation bien supérieurs à la moyenne européenne : à 16 ans, près d’un élève sur cinq a consommé du cannabis dans le dernier mois (17 % contre 7 %)3.

Ce produit atteint en France des niveaux d’usage particulièrement élevés dans les jeunes générations (15-30 ans), deux fois plus nombreuses que la précédente à avoir expérimenté ce produit4. Cette singularité française n’est pas nouvelle : la France apparaît depuis la fin des années 1990 comme l’un des pays les plus consommateurs de cannabis en dépit d’une législation parmi les plus sévères d’Europe (supposée être dissuasive). Ce paradoxe alimente des controverses sur la portée de l’interdit légal et les ressorts de la prévalence du cannabis dans la société française. Cette contribution se propose d’éclairer le débat grâce aux données d’enquête les plus récentes, en dressant un état des lieux des consommations et des réponses apportées par les pouvoirs publics face à ces pratiques.

Des consommateurs aux profils et aux motivations variés

Le cannabis connaît une diffusion notable à partir du collège, plus concentrée dans le temps que celle de l’alcool ou du tabac. L’essor des expérimentations enregistre une nette accélération entre la quatrième et la troisième, avant de se généraliser au lycée : en terminale, plus de la moitié des adolescents (54 %) ont déjà expérimenté le cannabis5. Les garçons sont toujours plus nombreux à consommer que les filles, mais depuis quelques années, on assiste à un rapprochement des comportements en termes de genre, avec des filles qui ont tendance à adopter des pratiques de plus en plus proches de celles des garçons. Cette tendance est surtout vérifiée pour le tabagisme, mais aussi pour l’alcoolisation et l’usage de cannabis. Cette convergence s’explique surtout par l’uniformisation des rôles sociaux liés au genre6. Néanmoins, plus l’usage considéré est fréquent et/ou problématique, plus l’écart entre hommes et femmes s’accentue.

Les enquêtes montrent par ailleurs qu’une grande majorité des jeunes qui expérimentent le cannabis abandonnent à court terme cet usage, soit parce qu’ils n’y trouvent pas (ou plus) d’intérêt particulier, soit parce qu’ils s’en éloignent spontanément à l’entrée dans la vie adulte (fin des études, mise en couple, premier emploi, arrivée du premier enfant). Entre 25 et 30 ans, les trois quarts de ceux qui ont expérimenté du cannabis pendant l’adolescence déclarent ne pas en avoir consommé dans l’année. Au-delà de 25 ans, la proportion d’usagers dans l’année recule très fortement, parfois au profit d’une consommation d’alcool qui devient plus commune avec l’avancée en âge. Même si le cannabis est souvent présenté comme un produit de l’adolescence, il faut en souligner le caractère transgénérationnel, les niveaux d’usage actuels étant dans toutes les tranches d’âge plus élevés que par le passé.

Si une majorité de ces initiations reste limitée, dans le temps comme dans les volumes consommés, une proportion non négligeable de jeunes s’adonne, pendant une période de la vie où la maturation cérébrale n’est pas terminée, à des consommations susceptibles d’affecter leur scolarité, leur développement, voire, à plus long terme, leur santé et leurs capacités cognitives. On dénombre ainsi 9 % d’usagers réguliers de cannabis l’année du bac, pour la plupart expérimentateurs précoces, sachant que l’âge du premier joint constitue l’un des signes prédictifs les plus nets de l’évolution probable vers un usage nocif de ce produit. Le cannabis peut en effet avoir un impact négatif, notamment lorsque les consommations surviennent au début de l’adolescence. Selon le Cannabis Abuse Screening Test (Cast), à 17 ans la prévalence de l’usage problématique a augmenté entre 2011 et 2014 passant de 18 % à 22 % des usagers actuels (26 % pour les garçons et 17 % pour les filles), soit une proportion de 8 % sur l’ensemble des jeunes de 17 ans contre 5 % en 20117. Concernant les adultes, 21 % des usagers actuels de 18-64 ans présenteraient en 2014 un risque élevé d’usage problématique de cannabis, cette proportion étant stable par rapport à 2010. Cela représente 2 % de l’ensemble des 18-64 ans8.

Les publics fragiles sur les plans psychique, social ou économique sont majoritaires parmi ceux concernés par les usages problématiques de cannabis. Très schématiquement, les jeunes de milieux favorisés expérimentent plus volontiers que ceux issus de milieux modestes. En revanche, l’installation dans des consommations fréquentes ou à risque se révèle plus courante dans des situations socio-économiques défavorables. Cet apparent paradoxe illustre le fait que les jeunes issus des classes moyennes ou supérieures conçoivent davantage leurs pratiques d’usage comme ponctuelles, récréatives et appelées à s’effacer de manière naturelle lors de l’entrée dans la vie adulte et la prise de responsabilités.

Les motivations à consommer du cannabis sont de fait nombreuses et dépendent des circonstances, mais aussi du genre et de l’âge9. Elles restent mal documentées, en particulier en France où seules quelques rares études spécifiques ont été menées10. Les études disponibles concluent de façon convergente que les usages de cannabis sont aussi des pratiques sociales, reposant sur des opinions, des croyances et des perceptions. Elles soulignent également que les représentations et les attentes (positives ou négatives) à l’égard du produit déterminent les pratiques d’usage : elles présagent du niveau de diffusion du cannabis mais aussi des éventuelles conséquences sanitaires et sociales. D’autres travaux ont montré que les jeunes se montrent peu sensibles aux risques sanitaires à long terme, entretenant une représentation euphémisée des risques liés au cannabis11.

Les usages de cannabis peuvent être observés comme des tentatives d’ajustement à un environnement donné (familial, amical, éducatif, social). À l’adolescence, période de transition entre l’enfance et l’âge adulte, les expérimentations de produits font écho à une quête identitaire accompagnant la transformation des représentations, des goûts, des aspirations et des conduites : les jeunes cherchent leur voie, entre reproduction des comportements de leurs parents et de leurs pairs et tentatives de transgression diverses. Dans cette perspective, la consommation de cannabis à l’adolescence doit avant tout être envisagée comme une pratique relationnelle. Lors de la phase de transition vers la vie active et familiale, entre 18 et 25 ans, elle peut au contraire correspondre à un besoin d’accéder facilement à la désinhibition et au plaisir (motifs « hédoniques »), soit pour faciliter les relations sociales (les drogues comme « lubrifiant social » ou comme élément festif), soit pour oublier les contraintes et les difficultés du quotidien (recherche d’échappatoire). La consommation peut aussi être perçue comme une stratégie de régulation de l’anxiété et du stress (voire de la souffrance au travail) ou une forme « raisonnée » d’automédication, pour mieux dormir ou moins souffrir. Elle peut, enfin, être une pratique « par défaut », visant à rompre l’ennui, à « passer le temps » (motif de « distraction »). Le cannabis peut ainsi répondre à des attentes de nature parfois très variées, mais le rôle de l’entourage est important dans le choix d’en consommer ou non. Si le modèle parental de consommation joue un rôle central au début de l’adolescence, celui-ci s’estompe rapidement face aux modèles promus par les pairs.

Les motifs de consommation de cannabis à la fin de l’adolescence, explorés dans le cadre d’une enquête représentative menée en 2008, apparaissent majoritairement festifs et associés à la recherche de convivialité (61 % des usagers de 17 ans) mais ils se révèlent plus variés que pour un produit comme l’alcool : la défonce y figure en bonne place (38 %), ainsi que les motifs auto-thérapeutiques (régulation émotionnelle ou gestion de l’anxiété). Près d’un quart des adolescents (23 %) dit ainsi consommer du cannabis pour « se calmer », 18 % pour « mieux dormir » et 11 % pour « surmonter des difficultés ». Environ 14 % des adolescents fument des joints « par habitude » mais seulement 1 % se considère comme dépendant, ce qui contraste avec le sentiment de dépendance au tabac (rapporté par 34 % des adolescents) ou à l’alcool (7 %)12.

De jeunes usagers réguliers de cannabis âgés de 15 à 29 ans et qui se considèrent comme des « habitués » de ce produit, interrogés dans le cadre d’une enquête ethnographique menée en 2007, déclaraient consommer souvent pour se détendre (78 %), pour partager (74 %), pour faire la fête (65 %) et par habitude (45 %), tandis qu’une plus petite proportion déclarait consommer souvent pour dormir (35 %), pour se défoncer (30 %), voire pour lutter contre l’angoisse (22 %). Contrairement aux usagers plus occasionnels, la plupart des usagers réguliers consomment assez souvent seuls (86 %)13.

Un produit toujours plus accessible

La France fait partie des pays qui se singularisent par l’ampleur de la diffusion du cannabis, du fait notamment d’une grande disponibilité du produit et d’une certaine facilité d’approvisionnement. Ainsi, en 2015, 41 % des adolescents français de 15-16 ans considéraient que, s’ils le voulaient, il leur serait facile d’obtenir du cannabis, contre 30 % de leurs pairs européens, loin toutefois des 66 % constatés aux États-Unis14. En dépit de l’interdit légal, le cannabis est donc perçu comme aisément accessible en France, par les mineurs comme par les adultes : près de 60 % des 15-64 ans estiment ainsi qu’il est facile de s’en procurer, le don étant largement majoritaire par rapport à l’achat et l’auto-culture, ce dernier mode s’avérant en hausse dans la période récente15. En matière d’approvisionnement, le rôle de l’entourage (amis fumeurs de cannabis) se révèle particulièrement déterminant, surtout pour les jeunes filles.

En outre, le cannabis apparaît plutôt moins cher, plus dosé et plus accessible que dans la plupart des pays les plus consommateurs, tels que l’Espagne ou la République tchèque16. Depuis 2011, après des années de stabilité, le prix moyen du gramme de résine de cannabis payé en France par l’usager augmente. Le phénomène est similaire pour l’herbe, dont le prix au gramme a fortement augmenté depuis 2006, évolution notamment liée à la forte hausse des taux de tétrahydrocannabinol (Thc). Désormais, l’Europe est devenue une terre de production : le marché européen s’est transformé, avec le remplacement progressif du cannabis importé par des produits cultivés à l’intérieur des frontières de l’Europe, en particulier l’herbe. En France, environ 2 % des usagers dans l’année s’approvisionneraient exclusivement par l’autoproduction, dont le volume national est estimé à 32 tonnes d’herbe (11,5 % des quantités consommées). Ainsi, l’offre de cannabis sur le marché illicite se diversifie (présence de plus en plus forte de l’herbe, développement de différentes variétés de résine et des cannabinoïdes de synthèse) et s’élargit à des produits à forte concentration en principe actif, qui comportent un risque accru d’addiction et de bad trip : le taux moyen de Thc a doublé en dix ans, dépassant désormais 15 %17.

À l’évidence, l’interdit légal peine à endiguer le renouvellement des vecteurs de diffusion du cannabis. À titre d’exemple, la culture d’herbe, cantonnée jusqu’à une période récente à une production individuelle, sans but lucratif, destinée à l’entourage, prend désormais aussi de nouvelles formes (véritables usines de production de cannabis dirigées par des réseaux criminels, cultures indoor de particuliers destinées à un marché local), qui témoignent de la réactivité des filières de production et de trafic. L’offre et la délinquance associée à l’usage de cannabis se transforment rapidement, alors que le coût de la répression imputable à la lutte contre le cannabis (incarcération comprise) continue de peser lourdement sur les dépenses publiques : il est estimé en France à plus de 500 millions d’euros par an, soit environ quinze fois plus que les dépenses de santé (prévention et prise en charge), évaluées pour leur part à 36 millions d’euros18.

Les dispositifs de prévention et de prise en charge

En termes de prévention et de prise en charge, la réponse publique à l’usage de cannabis en France se décline en plusieurs dispositifs. La première grande campagne médiatique d’information sur les risques spécifiquement liés au cannabis a été mise en place en 2005 : elle insistait notamment sur l’existence d’un possible usage à risque du cannabis, estimée alors entre 10 % et 15 % des consommateurs actuels. Cette campagne est allée de pair avec l’ouverture d’une offre d’accompagnement et de services spécifiques, une ligne téléphonique « Écoute cannabis » et un réseau de Consultations jeunes consommateurs (Cjc) mis en service sur l’ensemble du territoire.

Adossées à ces centres, les Cjc offrent une réponse spécifique (anonyme et gratuite) aux jeunes usagers et à leurs familles, auparavant réticents à consulter dans une structure dédiée aux toxicomanes : bilan des consommations, information et conseil, aide à l’arrêt de la consommation, prise en charge brève ou orientation vers une structure spécialisée si besoin. Aujourd’hui, le dispositif comprend quelque 500 points de consultation, qui accueillent en majorité des jeunes de moins de 25 ans et qui développent des stratégies de ciblage, sous la forme, par exemple, de consultations avancées en milieu scolaire. La moitié du public est orientée par la justice, en particulier les jeunes majeurs (18-25 ans) de sexe masculin, ce qui permet d’avoir accès grâce au statut illégal du cannabis à une population qui ne viendrait pas spontanément au titre de l’alcool. Le produit à l’origine des recours est le cannabis dans la quasi-totalité des cas, souvent associé à d’autres (tabac, alcool…)19. Avec la possibilité d’accès à une offre structurée de consultations dédiées aux jeunes, les demandes de soins liées à l’usage du cannabis, déjà en essor, se sont sensiblement accrues. Le nombre d’usagers de cannabis pris en charge dans les Centres de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) a doublé dans la première moitié des années 2000, pour ensuite augmenter d’environ 20 % entre 2005 et 201020.

La réponse pénale : le sens commun contre les faits

La réponse publique s’incarne également dans les politiques pénales visant l’usage et le trafic. En France, l’usage de stupéfiants constitue un délit depuis un siècle (loi du 12 juillet 1916), mais le cannabis n’a été intégré au tableau des stupéfiants qu’en 1925, dans le cadre de la convention de Genève. Avec la ratification des conventions internationales sur les stupéfiants, la France s’est engagée à incriminer l’offre (production, trafic et cession) de ce produit et sa détention et, contrairement à la plupart des pays de l’Union européenne, elle en incrimine également la consommation. L’usage (privé ou public) de cannabis est ainsi puni d’une peine maximum d’un an d’emprisonnement assorti de 3 750 euros d’amende, aux termes de la loi du 31 décembre 1970, en vigueur depuis plus de quarante ans malgré les controverses dont elle fait l’objet.

Historiquement, la loi de 1970 visait d’abord à répondre au problème causé par l’héroïne. Elle instaurait un statut ambigu de l’usager, considéré à la fois comme malade (victime de son propre usage) et comme délinquant (auteur d’un délit passible de prison), puisque la loi prévoyait une alternative sanitaire permettant d’éviter les poursuites pénales à condition de se faire soigner. Dès les premières années, les services de police, de gendarmerie et les magistrats ont souligné les difficultés pratiques d’application de la loi de 1970 : le débat sur la dépénalisation du cannabis a émergé en France dans le sillage de ces critiques, avant de resurgir avec vigueur dans la période de forte diffusion du produit (années 1990-2000). Il connaît un nouvel essor depuis la session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies consacrée au problème mondial de la drogue qui s’est tenue en avril 2016 et dans le contexte des évolutions internationales récentes.

Cette controverse est particulièrement vive en France, où les partisans et les détracteurs d’une réforme s’opposent farouchement, dans un contexte de brouillage des termes du débat public : certaines voix plaident pour une dépénalisation de l’usage, voire de la détention de petites quantités destinées à l’usage personnel, qui permettrait, selon eux, de rendre la consommation moins transgressive et donc à la fois moins attractive et mieux contrôlable ; pour d’autres, la dépénalisation pourrait être perçue comme un relâchement, au risque d’aggraver les maux liés à l’usage du produit, qui sont aujourd’hui de mieux en mieux connus21. La notion de dépénalisation utilisée dans le débat public est souvent mal comprise, d’autant qu’elle ne renvoie pas à une définition consensuelle. Elle décrit avant tout un processus de décision politique consistant à sortir une infraction du champ pénal, en réduisant ou en supprimant complètement les peines prévues (dans les deux cas, la prohibition demeure). Désignée par le terme de décriminalisation dans les pays anglo-saxons, la dépénalisation est souvent confondue avec la légalisation qui, à l’inverse, implique l’octroi d’une liberté, qui peut être contrôlée par l’État. Il est frappant de constater que les preuves et les connaissances scientifiques sont encore largement ignorées dans ce débat public.

En effet, les éléments de quantification restent peu mobilisés dans le débat. Ainsi, par exemple, il est rarement rappelé que, contrairement aux idées reçues, la pénalisation de l’usage de stupéfiants n’a pas diminué. Elle est au contraire de plus en plus systématique, si l’on en juge par la croissance conjointe des interpellations, du taux de réponse pénale, du taux de poursuites et des condamnations pour usage en infraction principale22.

En France, la part des interpellations liées aux stupéfiants visant le cannabis atteint près de 90 %, contre moins de 60 % au sein de l’Union européenne : l’usage et la détention de cannabis représentent aujourd’hui un contentieux de masse, à rebours de l’évolution européenne, où les sanctions réprimant la détention pour usage personnel diminuent, alors qu’elles s’accroissent dans notre pays23.

L’ensemble des travaux menés à partir des statistiques officielles concluent à une repénalisation24 de l’infraction d’usage simple en France dans la période récente qui, toutefois, ne se traduit pas par une hausse des peines de prison. Bien au contraire : la palette des réponses pénales à ce contentieux s’est élargie et comprend la plupart du temps des sanctions prononcées par les parquets, en amont des tribunaux, sous forme de mesures alternatives aux poursuites : rappel à la loi ou mesures sanitaires qui, lorsqu’elles sont bien respectées, aboutissent à l’extinction de l’action publique. Plus loin dans la chaîne pénale, les condamnations pour usage de stupéfiants se sont très largement diversifiées et apparaissent globalement moins tournées vers la privation de liberté (rare pour des faits de simple consommation), au profit d’une montée en puissance des sanctions financières. L’usage de stupéfiants est, ainsi, de plus en plus massivement traité par des peines d’amende. Moins centrées sur l’enfermement, les sanctions ont, en somme, été systématisées pour le consommateur qui évite toute circonstance aggravante et rehaussées pour les personnes dont l’usage est associé à d’autres infractions.

Par ailleurs, l’usage thérapeutique (ou médical) de cannabis (ou de ses dérivés), aujourd’hui consenti dans une trentaine de pays du monde sous des formes et dans des conditions plus ou moins restrictives, est accessible dans vingt pays de l’Union européenne25, dont la France (depuis le décret du 5 juin 2013). Toutefois, les règles d’autorisation médicale sont très variables d’un pays à l’autre, à la fois dans les indications médicales permettant la prescription, dans les formes de consommation permises (sous forme naturelle ou de synthèse) et dans l’autorisation de cultiver des plants de cannabis pour usage personnel à des fins thérapeutiques. En France, l’agrément porte sur la commercialisation du Sativex®, un spray buccal dérivé du cannabis qui soulage les contractures dont souffrent les malades atteints de sclérose en plaques. Cependant, l’autorisation de mise sur le marché date du 8 janvier 2014 et l’effectivité de cette commercialisation est pour l’instant ajournée par le Comité économique des produits de santé (Ceps), qui juge le prix proposé par le laboratoire espagnol de fabrication Almirall trop élevé.

Une évolution positive ?

Dans un contexte de forte accessibilité du cannabis en France, les niveaux d’usage récent de ce produit semblent pourtant, pour la première fois depuis plus de deux décennies, s’infléchir parmi les plus jeunes. Par rapport à 2005, les jeunes démarrent aujourd’hui leur consommation de tabac huit mois plus tard et celle de cannabis quatre mois plus tard en moyenne, ce qui représente un écart statistiquement très significatif. Cette évolution pourrait résulter d’un faisceau de tendances. La génération née entre 2000 et 2005 passe en effet beaucoup plus de temps connectée aux écrans que les précédentes, ce qui est de nature à éloigner les adolescents d’un certain nombre d’occasions de consommer (notamment celles qui se situent hors du regard des adultes référents). Par ailleurs, leurs parents sont nettement moins consommateurs de tabac et d’alcool que les générations précédentes26, ce qui produit des effets sur leurs représentations des habitudes de vie « légitimes » (moins d’alcool et de tabac dans le quotidien, ce qui a aussi pour effet de retarder l’expérimentation du cannabis). Enfin, les lois de santé successives ont contribué, depuis plus de deux décennies, à renforcer la protection des mineurs (interdiction de publicité puis interdiction de vente et d’implantation de débit d’alcool près de structures accueillant des jeunes…). Même si ces mesures restent limitées en termes d’application et d’efficacité27, elles ne manquent pas de peser sur la norme perçue : ainsi l’acceptabilité sociale des pratiques de consommation tabagique dans les lieux publics fermés a-t-elle fortement régressé dans la période récente alors même que, dans les années 1990, fumer en public, y compris en présence de non-fumeurs ou d’enfants, constituait encore la norme. Tous ces facteurs contribuent à structurer un environnement dissuasif, manifestement moins propice à la consommation de tabac et a fortiori de cannabis.

Alors que les débats sur le statut juridique du cannabis s’intensifient depuis les initiatives de légalisation du cannabis prises par certains États outre-Atlantique, les régimes légaux européens restent indexés sur un paradigme prohibitionniste à l’égard du cannabis. Les approches législatives s’avèrent cependant très disparates au sein de l’Union européenne, dans le texte comme dans la pratique effective de la loi. Ainsi, un peu plus d’un quart des pays de l’Union européenne ne considèrent plus ni l’usage ni la détention de « petites quantités » de cannabis comme des infractions pénales (c’est-à-dire qu’ils sont dépénalisés), ce qui n’est pas le cas de la France qui pénalise à la fois l’usage « simple » de cannabis et sa détention (en théorie, quelle que soit la quantité retrouvée). Les différences intra-européennes restent particulièrement marquées en matière d’incrimination de l’usage récréatif de cannabis : on peut, à cet égard, souligner que la France fait partie du groupe de pays le plus minoritaire (regroupant seulement cinq autres pays) où l’usage de cannabis constitue un délit passible d’emprisonnement.

La tendance récente, en Europe en particulier mais surtout dans les Amériques, tient à la différenciation croissante des régimes légaux en vigueur autour du cannabis, désormais ouverts à de nouvelles modalités de régulation de ce produit. Il n’est pas inutile de rappeler à cet égard que les régimes légaux apparaissent largement déconnectés des prévalences d’usage, suggérant que les dynamiques de consommation de cannabis relèvent davantage de facteurs culturels que des normes législatives en vigueur. La France et la Suède, par exemple, qui comptent parmi les pays les plus sévères à l’égard de l’usage simple de cannabis, figurent depuis longtemps aux deux extrêmes du tableau européen en termes de niveaux d’usage, parmi les jeunes comme parmi les adultes. Il s’avère donc particulièrement intéressant de suivre les évolutions à la fois législatives et épidémiologiques dans les pays qui ont développé une approche novatrice des enjeux liés au cannabis, que ce soit en termes de santé publique, de protection de la jeunesse, de lutte contre la criminalité ou d’intégration du cannabis dans un circuit d’économie légale.

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