Amicale des Anciens élèves du lycée Arago de Perpignan - AAA

Henri Frère

Mon père et ses dieux

 

Dans le manuscrit des Conversations de Maillol , le chapitre intitulé Le printemps à la métairie commence ainsi :

- Je restai assez longtemps sans revoir Maillol, car je passai à Madrid l’année 1934.
A mon retour en Roussillon je me mariai et fis ma maison de vacances d’un vieux moulin que mon père possédait près de Sorède, sur les premières pentes de l’Albère. J’aménageai ma maison avec la secrète pensée d’y réunir quelquefois les deux artistes que je mettais au dessus de tout, Aristide Maillol et Joseph Sébastien Pons. Je pus réaliser ce rêve et jouir de temps à autre pendant près de dix ans de la conversation de mes dieux.

Pons lui avait demandé, dans sa modestie, de remplacer dieux  par hôtes et mon père avait respecté son désir.

Soixante ans ont passé et la réédition de son livre respectera le manuscrit.

Le disciple avait noté les paroles de son maître qu’il laissait s’exprimer, se tenant lui-même en retrait. Je vais suivre son exemple en reprenant dans les carnets de mon père les notes, en italique dans le texte, où il livre ses pensées, ses sentiments, ses enthousiasmes, avec la plus grande sincérité, dans une écriture aussi franche que celle de ses croquis, aussi nuancée que celle de ses pastels. J’ai choisi dans ses écrits ceux qui le dépeignent le mieux, dans un autoportrait qui ne sera qu’une esquisse. Je me suis contenté d’en ordonner les traits, la complétant par quelques souvenirs. Ces brefs écrits ne peuvent donner qu’un aperçu de la richesse de son esprit. Si cette exposition permet d’en mesurer l’ampleur, la publication de ses carnets livrera un jour d’autres facettes de sa singulière personnalité.  

 

« L’air que j’ai respiré à Arezzo a fait de moi ce que je suis. » (1)

Cette citation de Michel-Ange a été souvent reprise par mon père. Cet air avait-t-il été coloré des fresques de Piero della Francesca ? Cette pensée lui rappelait-elle le poète d’Ille, sa fenêtre ouverte sur les brises venant des neiges du Canigou et des marbres de Serrabona ? Ou bien le parfum enivrant de sa jeunesse dans la vallée de Banyuls, où l’attendait son vieil ami entouré de ses grâces ? Il semble que l’esprit des lieux ait modelé celui des trois artistes alors que leur rencontre, dans la même époque, paraît miraculeuse.

Mais laissons parler mon père :

- Je suis un enfant des grecs. Je ne sais d’où ça vient, car ni mon père ni ma mère n’étaient ainsi bâtis. Ils témoignaient tous deux de l’absence de goût le plus déplorable.

Cependant, durant toute mon enfance, et cela dès l’école communale, vers six ou huit ans, mon plus grand plaisir était de copier sur mon dictionnaire les statues d’Apollon, d’Artémis, de vénus ou de Zeus dont je trouvais l’image au trait.

Plus tard, à douze ans, avant d’entrer en quatrième, je décidais tout seul d’apprendre le grec à la pension où j’étais. Et, pendant les vacances d’été, mon oncle Fortuné Colomer, dans son jardin de Saint Genis, m’apprenait l’alphabet et les premières notions de grec. Hélas, lorsqu’à la rentrée d’octobre  je fis part à la pension de mon désir, cela apparut impossible, car il n’y avait aucun professeur de grec. Je dus donc y renoncer, mais je n’en continuais pas moins à couvrir mes cahiers de croquis d’après les œuvres grecques dont je pouvais trouver l’image.

Aujourd’hui, plus de cinquante ans après, mon plus grand plaisir est de feuilleter un des ouvrages que j’ai sur le sixième ou le cinquième siècle grecs, et de m’émerveiller de leur intelligence, de leur forte simplicité, de leur sens de la vie et de cette lumière qui jaillit de leurs œuvres. Naturellement j’ai toujours mis ma passion à dessiner, à peindre et surtout à sculpter, avec le désir, et parfois la sensation, d’approcher de mes modèles. Et, chose étonnante, cette passion, ou cette vocation, m’a conduit à devenir l’ami et le disciple des deux hommes qui, dans le vingtième siècle, étaient profondément et naïvement proches du génie grec : Maillol et Pons, qui étaient tous deux de mon pays. Ainsi s’est réalisé un destin qui se dessinait dès mon enfance, mais dont je n’ai jamais pu comprendre l’origine.
Cet attrait pour la beauté de l’art grec n’aurait-il pas son origine dans les récits mythologiques ? Il semble que le jeune homme veuille l’oublier, mais son père Isidore les lui avait sans doute contés, comme il nous les dirait plus tard. Ce monde merveilleux a ravi l’imagination de l’écolier qui en a poursuivi le rêve dans ses dessins. Choisissant son univers il choisit sa famille, celle des artistes, se détournant de la première. Son idéal le porte plus loin, plus haut.

Sorti de la pension catholique la nature était belle. Les dieux païens s’y cachaient, dans les vignes et les vergers de Saint Genis des fontaines, dans les eaux de Collioure ou les forêts de l’Albère. Une vie d’enfant dans une nature encore préservée, un mas et ses jardins près d’un village ocre, couleur de la terre labourée par les chevaux, les voiles des barques catalanes dans la lumière de la baie. Le gregal, ou vent grec, avait soufflé sur le pays et l’enfant de Collioure. La Grèce et ses artistes sont proches. Cette « lumière qui jaillit de leurs œuvres » a-t-elle été reflétée de vague en vague jusqu’à son rivage ?

 

Le cœur des oiseaux

- A observer la force que conserve en nous, malgré tant de forces d’affaiblissement, le premier regard de l’aurore et la naissance du jour, on devine quelle sensation puissante cela doit être au cœur toujours neuf des oiseaux.

Tramontane de juin, fraiche et divine violence.

La pensée, étrange, est belle comme une incantation. Regard premier, naissance, nativité, naïveté, innocence. Cette force est émotion pure, source d’enthousiasme, de la poésie dans l’art. Maillol, Pons et mon père sont liés par une religion de la nature dont ils veulent conserver et transmettre avant tout la fraîcheur du sentiment naïf.
- Des esprits religieux. Le pieux … Car un sentiment aussi grave de la vie, de la nature, ne s’exprime que par ce mot.                                                                      -  Dans ses dessins inventés, dans ses gravures, il fait les êtres comme son cœur les veut, et son cœur est si beau, si vivant, qu’il se dégage de ces traits, de ces images parfois gauches une beauté ravissante et une émotion et une vie sans égales. 
Ou encore :
- Il faut travailler avec le plus de fermeté, de sobriété et de simplicité possibles, et transcrire ce que l’on a vu ou imaginé sans s’inquiéter aucunement du sentiment. Car ce qu’il faut transcrire, ce n’est pas son sentiment à soi, mais le sentiment qui est dans ce que l’on observe.
- Une vertu des œuvres grecques : d’être comme des objets naturels. Une beauté d’objets naturels.

- Tramontane de juin, fraîche et divine violence
 
Si notre grand-père, pour nous Bon papa, était un homme doux et très affectueux, Grand-mère se montrait d’une terrible rigueur, en perpétuel conflit avec son fils. Mère et fils étaient en fait des violents qui s’affrontaient. Bien que d’une belle sincérité on ne retrouve jamais dans les écrits de mon père l’aveu de ce qu’il constate chez sa mère, chez la nôtre et en général chez ses concitoyens. Car il avait en lui cette violence dont la famille a parfois souffert mais qui était dans son art source d’énergie créatrice. Il trouve encore ce trait de caractère chez Pons :
- au fond c’était un violent. Il y avait en lui une violence foncière. Mais une violence dominée. Gommée. La force retenue de sa poésie, avec sa simplicité, sa discrétion (2), sera une composante de son lyrisme. N’en est-il pas de même pour Maillol, quand une force vitale sourd de ses sculptures, explosant dans La liberté enchaînée ou la Pomone ?
- Maillol et Pons sont les deux plus grands lyriques de notre siècle. L’un plus architecte, l’autre plus musicien.
« Fraîche et divine violence de la tramontane » et de ceux qui en ont respiré l’empire. Elle semble avoir forgé l’âme de ces artistes, insufflant dans leurs œuvres un chant d’une intensité unique.

- Qui met dans sa vie l’amour, l’amitié et l’art doit être heureux
Différemment bâti, le jeune étudiant à Montpellier est précoce et singulier, que l’on en juge par les écrits de son premier carnet:
santé - impression directe
sentir et comprendre
réflexion – liberté
intérêt et beauté des choses les plus humbles
goût large
La plus sûre et la plus durable affection et admiration: Pons
le travail. le plaisir                                                                                                      habiter le pays où l'on goûte la douceur de vivre.                                                
Qui met dans sa vie l'amour, l'amitié et l'art doit être heureux.

28 janvier 1928. 20 ans

13 mai Maillane

L’essentiel est dit, daté, son âge est noté, le ton est donné avec une ligne de vie. Il s’y tiendra.  Le jeune artiste a l'amour de Raphaëlle, deuxième fille du poète, avec l'amitié de celui qui deviendra son beau-père. Celui-ci lui fait connaître son ami Maillol. Ce sera la seconde révélation.

Un an après son ami Max Rouquette est heureux de lui confier le jugement de Pons. Voici son commentaire:

- Pons a dit à Rouquette que j'avais tout ce qu'il fallait pour réussir en sculpture, caractère entier et foi inébranlable. Plus de bien que je ne saurais dire, car je ne me résignerais pas à n'être qu'un petit artiste.

Le poète avait bien cerné l’ambitieux jeune homme et Maillol en appréciera les qualités.

L’artiste a la pleine conscience de sa chance :

Nous avons eu une jeunesse bénie du ciel. Nous vivons dans la familiarité des dieux. Nous vivons un temps où les dieux respirent sur la terre et s’endorment à l’ombre d’un figuier. Ce qui sera plus tard légende dont rêveront les meilleurs d’entre les hommes, est le pain quotidien de notre vie. Notre pays a été désigné par le ciel pour une haute destinée dans ce siècle. 

Ce qu’il écrit à la mort de Pons, trente quatre ans plus tard, exprime la force de leur relation :

- La plus grave journée de ma vie. Celle où j’ai perdu celui qui a été pour moi beaucoup plus qu’un père.

- Tout ce que je suis je lui dois. Il m’a formé à l’âge décisif, dix-huit ans; il m’a comblé de ses bienfaits durant toute ma vie. Et je sens bien que je penserai à lui avec la même tendresse jusqu’à ma mort.

Il notait déjà, en 1937, à propos de Maillol:

- Quel regret sera le nôtre, à sa mort !

Regret de ne pas vivre assez dans sa vieille lumière.

Douleur de prévoir.
Regret du soleil éteint.
Et enfin, à sa mort :

- Maintenant je sais que les dieux meurent aussi.

A propos de ma mère :
- Une enfant qui a su le comprendre et l’aimer comme moi-même, et s’en faire aimer.

 

il suffit de faire de son isolement une force, et de nécessité, vertu.

« Tu sais, si je me suis marié et si j’ai fondé une famille, c’était pour ne pas devenir fou.» Mon père m’avait fait cette drôle de confidence. J’aurais pu me froisser d’une réflexion qui nous reléguait au rôle de simple remède, mais je savais que c’était d’abord l’aveu de sa passion pour l’art. Il lui a consacré toutes les minutes de sa vie, travaillant sans relâche, citant Rodin: « Il faut travailler, rien que travailler. Et il faut avoir patience. »

Son maître en sculpture lui avait bien conseillé de tout abandonner pour ne se consacrer qu’à son art, de faire comme lui et d’aller travailler dans la capitale afin d’y trouver une reconnaissance digne de sa valeur. Mais non, le jeune homme avait choisi de rester dans son beau pays auprès de lui et de Pons. Le poète avait lui aussi choisi d’écrire principalement en catalan. Il savait qu’il serait coupé d’un plus grand public mais avait suivi son cœur. Voici ce qu’il note à propos de l’un de ses recueils de poèmes, Bon pedriç :

Paysage - vergers devant la montagne. A travers de simples images, des figures de paysannes et de jardiniers, j’ai voulu recueillir l’émotion qui sourd du pays natal.

Langue catalane. Témoignage de sincérité devant mes origines et acte de confiance.

Elle seule pouvait donner une juste expression à ces émotions vives et natales, combler mon désir de vérité intime et populaire et mon instinct de reconstitution.
Saveur archaïque et romane et solidité latine. Un mystérieux passé vient se mirer dans ses vieux mots. Les mots sont attachés aux objets et aux usages et meurent avec eux.

L’esprit de la langue ne peut mourir qu’avec l’esprit de la race.

On me dispensera d’un manifeste dont on entrevoit bien les lignes. Mais je dois l’affirmer devant ceux qui ne peuvent la connaître, cette joie du potier qui trouve une argile neuve.

L’exemple confortera son gendre dans sa décision qui écrira :

- Notre position de provinciaux ignorés et en marge, n’est pas si mauvaise.

Sans doute, par la nécessité du second métier, elle restreint notre production. Et c’est cela le plus grave. Mais par ailleurs, elle a des avantages. Elle tient en dehors des modes et des entraînements passagers. Elle permet de se concentrer sur ce qui compte. Et puis nous avons le grand exemple de Pons. On peut être un grand artiste dans l’obscurité la plus complète. C’est une question de force intérieure. Il suffit de faire de son isolement une force, et de nécessité, vertu.

L’artiste resterait donc dans son pays auprès de ses amis vénérés.

Il regrettera un moment ce choix qui ne lui permettait pas de consacrer tout son temps et son énergie à son art. Il devra composer avec la vie de famille, avec celle du lycée et devra supporter, lui qui avait l’amitié des génies, la mesquinerie d’une société provinciale - uniquement intéressée par l’argent, le sport ou la politique. 

Le monde rural échappait à ce jugement. Il en aimait, comme Pons, la réaliste simplicité de ses paysans, « aristocratie de ce pays ». Il les a souvent montrés au travail dans ses paysages et je me rappelle sa joie durant la fête de la fin des vendanges, son rire lors des fines et ironiques saillies des journaliers, le plaisir qu’il avait à leur parler catalan.

La langue du pays et ses traditions étaient plus vivaces avant guerre et sa proximité avec Pons l’avait fait s’engager dans leur célébration. Le groupe l'Alzina, composé d’étudiants catalans de Montpellier, montait des pièces de Pons pour les jouer sur les places des villages. Dans ce théâtre populaire ma mère et André Susplugas tenaient des rôles, notamment dans Amor de Pardal. Curieux d’une mère comédienne je lui avais demandé d’évoquer ces moments, mais elle s’était tue, les yeux perdus dans ses souvenirs. Ils étaient trop forts et il n’y avait pas de mots pour dire ce que devait être pour elle, fille du poète, pour mon père et pour tous ces jeunes, l’enthousiasme qui les transportait dans cette aventure.

Le fenouil

- La fin de ma jeunesse. Elle demeurera comme un songe inouï. Elle rayonnera du fond de ma vie avec la lumière des matins de Banyuls. Ces journées rayonneront sur toute ma vie. Présence de Maillol. Bonheur de ma jeunesse.                         
- Cette vie antique ainsi retrouvée, cet homme de génie affectueux comme un camarade, c’était trop beau, c’était plus que le plus beau des rêves, je le vivais dans l’émerveillement et la crainte que cela finisse. Et voilà. Maintenant ce n’est plus qu’un songe. Et je me réveille.
Nous sommes en 1944, le disciple vient de perdre brutalement son maître. Cette disparition, avec la rupture engendrée par la guerre, marque la fin d'une époque.
- Pour Raphaëlle et pour moi, c’était notre grand-père. Un merveilleux grand-père. Si sage et si jeune. Si sage. Si frais.

Cette affection n’enlevait pas son humour à ma mère. On connaissait le fabuleux épisode conté dans les Conversations, où le jeune disciple avait partagé avec son maître une poignée de tiges de fenouil sauvage cueilli autour de la métairie, et comment le parfum de ce festin d’un soir était resté gravé dans sa mémoire. C’est à ce propos que notre mère, nous servant un gigot d’agneau et se rappelant monsieur Maillol en manger, nous avait dit : «  Du fenouil, oui, parlez-moi du fenouil ! Vous auriez vu comment, à cette table, il se régalait ! Il n’avait plus que quelques dents, mais comme il les plantait ! »
Voulant perpétuer sa mémoire en ordonnant les notes de ses carnets, le professeur suspend son enseignement pendant cinq ans pour écrire Conversations de Maillol. C’est à cette époque qu’il se consacre à la céramique et donne des cours de dessin aux Beaux-arts de Perpignan. Le plus grand désir de mon père était de faire connaître Pons. Son livre, tant par les écrits que par les photographies, réunit le sculpteur et son ami poète. Il espérait ainsi que la gloire du premier rejaillirait sur le second. C’est dans cette intention qu’il expédiera des exemplaires de Concert d'été, dont un à Colette qui le remerciera, chaleureusement admirative. Il sera aussi l’initiateur de la publication de ce même ouvrage, cette fois grand livre d’art orné de bois originaux de Maillol, édité en 1946 par Flammarion.

 

Maillol : « Au fond il faut travailler pour quelques amis. Et le reste ne compte pas, la gloire et tout le reste. »  

Car il faut toujours l’avis d’un autre œil d’artiste.

André Susplugas, le compagnon de toujours, était de ces amis dont mon père louait la peinture :

un coloriste et un constructeur. La gravité et le poids de cette peinture.

- André Susplugas. Avec un faire plus large, la sensibilité de Terrus. 
Aux liens de l’amitié étaient venus s’ajouter ceux de la parenté car son ami avait pris pour épouse Marguerite, troisième fille de Pons. Marthe était la cadette. Enfants nous les accompagnions dans leurs ballades dans l’Aspre, vers Serrabona et sur le versant sud de l’Albère, du côté de Cantallops ou d’Espolla. Avec quel plaisir les artistes sortaient carnets et pastels sous les chênes-lièges ! Et les repas près du ruisseau du moulin, les familles réunies, avec son autre ami Germain Bonel auquel venaient se joindre parfois Souza et François Desnoyer !

Habiter le pays où l’on goûte la douceur de vivre

- le travail, le plaisir

Maillol et Pons se retrouvaient donc au moulin de Sorède. Concert d’été en évoque le charme dans le chapitre intitulé Spectacle du jardin.

« Le soleil éclaire de biais la façade du moulin blanc. Il en arpente le grain comme celui d’une fraîche toile de lin. Les fenêtres, à l’exception d’une seule, sont toutes fermées. Un homme, assis sur une poutre, tient un livre dans ses mains, mais comme il lit distraitement, nous l’appellerons le spectateur. Il lève à tous moments les yeux du livre. La ligne suspendue de la mer se détache d’un coteau comme un fil bleu d’araignée et va rejoindre au loin un promontoire que désigne une buée d’azur. Le spectateur caresse les phrases et les mesure à la douceur de l’horizon. L’espace transparent se prête aux jeux de sa pensée qui devient lumière. Une pente gazonnée coule sous ses espadrilles jusqu’à l’allée de chênes. Elle glisse à quelques pas et mène à une seconde terrasse formée par le jardin. » (3)

Les matins d’été étaient consacrés à la plage. Où trouver autant de modèles et dans des poses aussi naturelles ? Après un crawl mon père s'asseyait sur une chaise de toile, protégé par un chapeau de paille et des lunettes de soleil. Sa nuque droite se relevait pour fixer, puis s’inclinait légèrement vers le carnet sur lequel, d’un stylo tenu fermement, il dessinait avec énergie et décision. La vie en dépendait. Il enregistrait d'un coup d'œil le mouvement d'une baigneuse ou d'un groupe puis l'inscrivait en quelques traits sûrs composés dans la page. Si l’objectif était bien de recueillir des attitudes pour en reprendre certaines en sculpture ou en peinture, on voyait bien, et leur nombre le prouve, que l’exercice relevait aussi, et sûrement d’abord, du plaisir de dessiner, d’admirer et de piéger la vie. Ainsi, au plaisir de la baignade s’ajoutait celui de suivre les courbes des baigneuses. Solaire. L’enfant de Collioure pouvait sentir la brûlure du soleil qui séchait ses épaules ruisselantes tout en surprenant la sensuelle vénusté de ses modèles d’un matin.
- Devant les modèles sveltes, le trait est plus lancé, plus rapide. Devant les modèles gras, il se fait plus lent, plus enveloppant, et épouse complaisamment les légers renflements de la chair.

Toutes les fois que la ligne s’envolute, ou toutes les fois qu’elle se perd.

 - Les croquis de plage, d’après nature, sont bons, parce que forcément synthétiques, et parfois parce qu’incomplets. Complétés suivant le sens que l’on a de l’expression et de la combinaison des formes, ils réalisent cette alliance de l’invention et de l’observation qui est l’objet même de l’art.

Après le plein soleil on se replongeait dans les ombres du moulin.
Près du ruisseau une comporte vigneronne contenait la glaise qui avait aussi servi à son maître, autrefois. Les grandes fenêtres de l’atelier donnaient sur les aulnes et les frênes. Si d’aventure un frelon prisonnier se heurtait à leurs carreaux, mon père laissait l’outil, puis saisissant délicatement l’insecte dans un chiffon il allait le relâcher vers les branches. Celui qui voyait en Maillol un franciscain descendait les marches de pierre dans un long tablier clair de l’azur de ses yeux. Tenant dans sa main le demi-ballon qui lui servait à gâcher le plâtre il allait le rincer dans le ruisseau. Avançant droit, avec ce regard tourné vers le rêve de son œuvre, son attitude évoquait celle d’un moine taoïste.

Casilda était son modèle dans les années soixante-dix.

- Casilda, des jambes longues et pleines. Silencieuse et attentive. La sagesse, la retenue, l’intelligence, la splendeur… sage, intelligente, raisonnable, modeste et indécise…
- Casilda, printemps de cette année.

Maillol avait eu lui aussi un merveilleux modèle en Thérèse : « Après la guerre, nous avions une bonne espagnole. Elle était grande, admirable. Elle avait une tête d’une beauté divine. C’est avec elle que j’ai fait la tête de la Vénus. Elle était très gentille. Elle s’appelait Thérèse. Elle était venue d’Espagne. Je l’ai vue au café, je lui ai parlé : elle est venue avec nous tout de suite.
A la métairie, elle me posait toute la journée. C’est avec elle que j’ai fait mes plus beaux dessins. » (4)

 

La petite Thérèse, atelier de Maillol,

 

La belle Laure lui avait aussi servi de modèle. « Nous le veillâmes dans sa dernière nuit, ma femme et moi, en compagnie de Laure, la servante qui avait été, quarante ans auparavant, Pomone. Parfois sa respiration avait de profonds arrêts. Un moment, Laure se leva et dit en catalan : Una LLàgrima. Et elle essuya la larme sous la paupière.» (5)
Dans l’œuvre de mon père ses plus beaux pastels, avec ceux, plus libres, représentant Patricia, ont été inspirés par Casilda, venue d’Uruguay. Dessins amoureux, sanguines, pastels, tous sont d’une incomparable grâce, d’un sentiment d’une grande pureté.

 

Portrait Casilda, 197 ?, pastel,   cm.

 

 Mon père m’a toujours paru ébloui. Il l’était. Ses yeux très clairs reflétaient son ravissement devant le spectacle du monde alors que les traits de son visage, hormis un sourire irrépressible, se figeaient dans une émotion retenue.
– Ce grand rire intérieur qui s’élargit au seul aspect du beau paysage, à la vigueur de ses accents d’ombre, à la noblesse de ses plans, à la sobriété et à la douceur de ses couleurs.
L’âme s’élargit d’allégresse quand la terre dévoile sa beauté
.
Il est de très beaux et nombreux tableaux dans ses carnets :

- Au début d’avril, le blond des jeunes feuilles des platanes joue avec le bleu clair des montagnes couronnées de neige, avec le vert frais et lumineux de l’herbe, et le gris doré des haies de roseaux. Seuls quelques cyprès mettent des notes sombres.

Leur écriture y est aussi nette, franche, essentielle et nuancée que celle de ses dessins.
Si une page voyait naître l'étude des vagues, leur écume, la suivante suivait l'inclinaison, le jeu d'une herbe avec ses voisines, ou bien, dans ses pastels, étudiait la couleur et les masses des feuilles de tel arbre. L'observation de la nature était attentive. Les conseils de Maillol, d’observation et de liberté, n’auraient pu s’adresser à meilleur disciple. S’il ne s’était pas permis de les mentionner dans son livre, je veux citer ici quelques éloges de son maître à qui il soumet ses dessins. Ils montreront, si l’on en doutait, l’estime dans laquelle le vieux sculpteur tenait son ami :

« 9 - Tout ça c’est parfait. Je ne fais pas mieux que ça.
10 -11- C’est très joli. Ce sont des idées de statuettes, n’est-ce pas. Ça (11) ça ferait une chose délicieuse. C’est très bien arrangé. Il faut le faire.
12 - Oui, ça c’est pour un rond. C’est pour un bas-relief. Ça pourrait faire une chose décorative, un trumeau, un dessus de porte, comme les choses de Boucher.
13 - Ça c’est très bien. Le mouvement, la forme, tout est joli. Ça, ça ferait une chose tout à fait bien.
14 - Vous avez de belles idées - vos idées sont parfaites.
Maintenant, un peu de travail, avec ces idées, et vous ferez des choses tout à fait bien. Le plus difficile est d’avoir des idées. Mais vous, vous en avez en masse. Tout ce que vous avez dessiné là, en vingt ans vous n’arriverez pas à le faire. L’idée est très belle. »

Les plinthos

De la combinaison de ces études il imaginait la composition d’œuvres plus achevées.

- J’ai des plinthos réalisées pour quatre-vingt six tapisseries.

Faire : ocre rouge sur ocre jaune foncé. Trait brun (brou à l’huile).

… avec à la fois la naïveté et la science qui font le charme inimitable des beaux antiques.

Voulant proposer un travail bien défini, il avait imaginé un procédé de gravure original à qui il avait donné le nom de plintho, une brique en grec. Son résultat approchait celui du lissier, par l’apparition d’une sorte de trame. Après avoir dessiné la composition imaginée en puisant dans ses carnets de croquis, il la reportait sur un carreau de terre cuite grâce à un calque. Il pouvait alors en suivre le fin dessin et l’inciser de traits d’une extrême précision, lent et patient travail. Plaquant ensuite un papier fin blanc sur la brique, il le frottait doucement de couleurs rares de pastels à l’huile. Les lignes blanches du dessin apparaissaient alors, cernant les couleurs dans la neige des accidents de la matière.

J'ai sous les yeux l’une de ces plinthos.

 

Baigneuse aux agneaux, pastel sur gravure, 21x30 cm.

 

Une femme nue est allongée sur le rivage. Les courbes de deux agneaux couchés près d'elle suivent les siennes. Ils sont eux aussi finement observés, comme les plantes sur lesquelles repose le groupe, puis l'olivier au feuillage agité par la brise marine, jusqu’à l'ourlet des vagues qui déferlent, puis s'apaisent vers un horizon de montagnes couronnées de nuages d'été. Corps, animaux, herbes et roche sont couchés et comme endormis dans l’unité de tons, ocres et verts jaunes liés par la trame blanche. Le vert du feuillage agité par la brise marine s'anime vers le ciel et la lumière vient de la mer, du blanc de l'écume sur l'eau Véronèse virant au violet à l'horizon. Les pentes des monts lointains sont indiquées par quelques traits alors que la clarté des nuages joue sur un bleu plus intense.

La représentation rêvée de ce paysage semble relever de la mythologie. Y sont mystérieusement réunis les éléments et ce qu'il admirait le plus :

- Deux choses éternelles, qui ne changeront jamais et qui suffisent à une vie d'artiste: la surface de la mer et le corps de la femme.

J’ai le souvenir de ce travail solitaire et patient. Enfant à l’orée du sommeil me parvenaient les tintements secs de la gouge attaquant la terre cuite. Les copies des élèves corrigées le rêve et la belle œuvre recommençaient, se poursuivant dans la nuit.
Je l’avais plus tard accompagné à Aubusson. Nous en avions admiré les tapisseries anciennes et il avait pris contact avec un atelier, mais sans résultat. Qu’à cela ne tienne, l’artiste avait continué dans sa technique dont il tirait tant de plaisir.

 

- Même lorsque je suis silencieux et parais indifférent, je suis réjoui intérieurement par mes songes.
Secret, d’une retenue naturelle et pour se préserver, mon père se livrait peu, c’était ce qu’il appelait « son épaisseur ». Son ami Max Rouquette le décrira ainsi : « Henri Frère, un regard bleu d’adolescent ébloui, qu’il n’a jamais perdu. Henri Frère, un bloc de volonté, de réserve et de silence. » Son sérieux contrastait avec l’enthousiasme et l’exaltation provoqués par le spectacle de la nature et la tendre admiration de ses  plus humbles créatures.
- j’ai le sentiment de la beauté, j’en éprouve, l’enthousiasme, le serrement de cœur, la timidité et la contrainte avec une vivacité extrême.
Cette sévérité patriarcale était contrebalancée par le lyrisme de ses œuvres. La lecture de ses notes intimes me fait regretter aujourd’hui cette pudeur des sentiments car j’y trouve la tendresse qu’il manifestait rarement et qu’il nous fallait deviner. Il y écrit comment « il est doux d’avoir de grands fils, à qui on peut demander conseil », comment au retour d’un concert à Prades il est attendri par Hélène, sa fille de dix-huit ans qui s’endort sur son épaule ou comment, il y a plus longtemps, ma mère était là pour le consoler de la mort de son maître.

« On se lasse de tout, du sommeil, de l’amour, des douces mélodies et des danses parfaites. » (6)                                                                                                                           - De ce jour, une compagne nouvelle dont je rencontrerai souvent le regard. Elle s’appelle la mélancolie.                                                                                                                                                 Le disciple écrivait ces lignes après le choc de la disparition du sculpteur de Banyuls.    
Il dira bien plus tard :                                                                                                                            - On vieillit. Mais le fait de se sentir de plus en plus intelligent en face de la nature et des problèmes de l’art, compense bien des choses.                                                                      

Et le passionné s’interroge toujours :                                                                                         - Comment peut-on être amoureux de la musique et de la poésie, de la sculpture et de la peinture, et cela à soixante-sept ans comme à vingt ? Cela revient à être amoureux de la beauté sous toutes ses formes. On naît ainsi, et il n’y a pas d’explication.
 
L’artiste, toujours aussi curieux, avait gardé ses yeux émerveillés. Ses derniers pastels s’attachaient aux mouvements des herbes :      
- Devant soi on voit une foule d’herbes et de plantes. Il s’agit de choisir, et de bien distinguer par le trait les diverses plantes.                                                      L’enfant des grecs, même s’il avait très tôt et très largement élargi son horizon artistique, faisait souvent référence à ses parents d’élection :                                   

- J’ai rarement vu le dessin et la couleur d’un vase grec ressembler autant aux japonais que l’amphore d’Exékias du musée de Munich : Achille rapportant le corps d’Ajax.

 

Sous le soleil de Maillol

- L’apparente sérénité de mes ouvrages ne m’empêche pas de voir la vie telle qu’elle est, et d’être, au fond, plus dur et plus pessimiste qu’un autre.
Mais j’ai choisi une fois pour toutes de n’exprimer de la vie que l’aspect lumineux et serein et de laisser l’autre dans l’ombre – dans son ombre.

A un critique qui le disait dans l’ombre de Maillol il avait vivement répondu qu’il avait vécu « sous le soleil de Maillol ». Son caractère était assez fort, non seulement pour en supporter l’éclat, mais pour s’en nourrir en restant lui-même.

- Maillol a eu un tel génie et une telle invention qu’il a fermé la porte.

C’est ce qui explique que les sculpteurs venus après lui s’en détournent. Seulement ils sont alors contraints, tel Couturier ou Gili, de se lancer dans les recherches les plus hasardeuses, et dont il semble bien qu’il ne restera rien, le temps de la mode et de l’engouement passé.
J’ai fait l’inverse. Je méprise l’originalité cherchée, et ne conçois pas de plus grand hommage que de voir un jour l’une de mes œuvres confondue avec celles de Maillol.
L’avenir dira si j’ai eu raison ou tort.


- Schubert. Trio opus 99. Inquiétudes, insistances, explosions soudaines. Il semble que la joie est la plus belle chose que l’on puisse souhaiter à l’homme.
Et pourtant, quand on écoute ce trio de Schubert, la fièvre inquiète que cela met dans votre cœur vaut mieux que toutes les joies du monde.

Au fond, ce qui importe, ce sont les faces et les couleurs de la vie. C’est la beauté du sentiment qui est la clef. L’inflexion de la vie et du sentiment vaut mieux que tout.

                                                                                                        

 

1) - Michel-Ange
… Né à Caprese (diocèse d’Arezzo) le lundi 6 mars 1474, quatre heures avant le jour.
Il dit à Vasari: Georges, si j’ai quelque chose de bon dans l’esprit, cela tient à ce que j’ai respiré en naissant l’air pur et subtil de notre pays d’Arezzo.

2) - Pons. Il faut le lire avec la plus grande attention, car son art est aussi discret qu’étonnant. Ou plutôt il n’étonnera que ceux qui y sont profondément attentifs dans le silence. C’est l’art le plus réservé et le plus secret du monde. Il est comme ces vérités dont parlait Nietzsche, qui avancent « à pas de colombe. »                                                                                              3) Concert d’été, Joseph Sébastien Pons, Flammarion, 1950                                           4) Conversations de Maillol, édition Pierre Cailler, p.243                                              5) Conversations de Maillol, édition Pierre Cailler, p.340

 

6) L’Iliade, chapitre XIII